La vie en bleu #6 – 24h de la vie d’un MOF (Pierre Gay)
Plusieurs personnes me posent la question : c’est quoi le métier de crémier-fromager ? Qu’est ce que vous faites ? Comment on le devient ? Combien ça gagne ? J’aurais pu vous raconter ma vie ou celle d’Olivier chez Monbleu mais au final c’est celle d’un « poids lourd » que je vais vous raconter. C’est Pierre Gay, Meilleur Ouvrier de France (MOF) Fromager 2011, qui a répondu à l’appel. Pierre est depuis toujours notre partenaire, avec lui on sélectionne les fromages qu’on vous sert chez Monbleu. Pierre est surtout un grand professionnel – qui mène son affaire d’Annecy d’une main de maître depuis plus de 30 ans – et un gars en or.
C’est sous la forme d’une interview : mes questions (souvent indiscrètes), les réponses de Pierre (croustillantes, sans langue de bois ni cachoterie… il nous révèle TOUT) et mes commentaires (en bleu) ici et là (j’ai pas pu m’empêcher).
Après le roman – must read – de Stefan Zweig « 24h de la vie d’une femme » voici l’incontournable « 24h de la vie d’un MOF »
FAIRE CONNAISSANCE AVEC PIERRE GAY MOF FROMAGER
Peux-tu te présenter Pierre ?
Bonjour, je suis Pierre Gay, fromager affineur à Annecy. J’ai repris en 1989 l’affaire familiale que mon grand père a fondé en 1935. Je suis marié avec Sophie qui travaille avec moi et nous avons une fille, Clothilde.
Pourquoi Le Fromage ?
Du fait de l’activité de mon grand père puis de mon père, j’ai été bercé par les odeurs du fromage.
Gamin je passais mon temps ici. Je faisais le fier assis sur la pile de meules de Comté que le chineur nous livrait.
Le « chineur » est un métier d’antan, qui a disparu, il collectait les fromages à droite à gauche et venait les vendre aux commerçants à l’arrière de son camion. PS : on aurait aimé vous montrer une photo collector de Pierre assis sur les meules de Comté mais on n’a pas trouvé, too bad !
Mais au début je ne voulais pas être commerçant, ce qui m’intéressait c’était la technique, la biologie… J’ai étudié dans une Ecole Nationale d’Industrie Laitière (ENIL) à Aurillac pour avoir un premier boulot dans un labo d’analyse d’une fromagerie. Difficile à l’époque de trouver dans les pays de Savoie une fromagerie avec un labo, alors je me suis retrouvé à fabriquer de l’Emmental de Savoie dans une petite fruitière. Ça ne m’a pas plu du tout : l’ambiance, les contraintes de l’industrie, les horaires… rien ne m’a plu.
Quand on voit les horaires de Pierre aujourd’hui – voir plus bas – on se demande comment ça peut être plus exigeant !
Je suis finalement revenu à la crèmerie –fromagerie familiale pour ne plus jamais la quitter.
Et si tu avais fait autre chose ?
J’aurais peut être été sportif, en hand-ball et en Athlé (triple saut) j’avais un niveau national.
Maintenant je deviendrais critique gastro si je devais me reconvertir… mais je n’y pense pas vraiment.
Ta fromagerie c’est donc une histoire de famille ?
En effet, ça commence en 1935 quand mes grands-parents Alexis et Léa Gay quittent la ferme familiale à Novel pour ouvrir leur commerce à Annecy, rue Carnot.
A l’époque, la rue Carnot c’est LA rue de commerce de bouche d’Annecy : boucheries, maraichers,… Tous étaient là. Nous on est toujours là, bientôt 100 ans, mais plus aucun autre commerce de bouche. La rue a été raflée par toutes les grandes enseignes de mode.
Le prix de l’immobilier qui est monté en flèche a « chassé » tous les petits commerçants ne pouvant pas se payer le loyer. La fromagerie Gay qui était propriétaire de ses murs depuis le début a pu rester grâce à ça.
En 1935 et jusque dans les années 80, l’affaire Gay c’est avant tout une laiterie : mes grands parents collectaient le lait des fermes alentours pour le distribuer en lait de consommation ou en yaourts.
Les laiteries urbaines à la mode, laiterie de Paris, laiterie de la Chapelle… ont finalement recréé ce que la Maison Gay faisait il y a un siècle !
Dans les années 50, ma tante Yvonne puis mon père Jean rentrent dans l’affaire.
Dans les années 70 il y avait énormément de crèmeries à Annecy. Arrive alors la concurrence de la grande distribution et toutes les crèmeries qui jouaient « la guerre des prix » ont disparu, seules 3 d’entre elles qui ont pris le virage de la qualité ont survécu. Les fromageries Dubouloz, Michel et Gay sont encore les 3 seules qui existent en 2022.
En 1983, donc après mon passage à l’ENIL et le passage éclair dans une fruitière j’arrive dans la boutique.
A partir de 1985, je me mets à sortir de la boutique pour aller dénicher des fromages, chez les producteurs. Mon père trouvait que je perdais mon temps mais honnêtement c’est ça qui a fait notre différence.
En 1989 je rachète les parts de ma tante : 50% de la société pour 30 000 francs. Franchement c’était une bonne affaire pour elle à l’époque mais c’est sûr que quand on voit les valeurs d’aujourd’hui ça paraît un peu ridicule.
Et puis en 2011 tu es devenu MOF ? Pourquoi et comment ?
En 2004 et en 2007 je suis jury du concours. En fait je me suis vu à leur place et je me suis dit « pourquoi pas moi ? J’suis cap ».
Ma motivation était simple : me mesurer à moi-même, me challenger (rappel : il a un passé de sportif !), à ce moment là, la perspective de ce que ça pouvait m’apporter si je réussissais ne me passait pas dut tout par la tête.
Je me suis préparé comme un âne, comme pour une compet’ sportive internationale, y compris nerveusement.
J’avais un boulot, comme la plupart de ceux qui préparent ce concours, j’ai suivi alors la règle des 2-2-2 (copyright Christian Janier, autre MOF Fromager) : pendant 2 ans, 2h de travail au réveil (encore une fois, à quelle heure se réveille ce sur-homme ???) + 2h de travail le soir.
En gros, c’est beaucoup de lecture – j’ai bien essayé de lui sous-tirer l’info, mais selon Pierre, il n’y a pas un livre de référence unique, plutôt une collection d’infos glanées ici et là – : connaissance des produits et terroirs, des techniques de fabrication. Théorie complétée par la pratique sur le terrain (en particulier entrainement à la dégustation).
Ça a changé ta vie ?
Franchement oui. Je ne m’y attendais pas mais à partir de ce moment là tu es collé dans une fusée. Je suis sollicité de toute part en tant qu’expert en France comme à l’étranger, les restaurants veulent travailler avec moi. Mais surtout, l’affluence de la boutique a commencé à exploser et ça ne s’est jamais arrêté depuis 10 ans. Il nous en dit plus dans la suite !
Pour moi rien n’a changé, mon travail n’a pas changé, mais le regard des autres est différent.
Je ne connaissais pas Pierre avant mais je peux vous assurer que cette réussite ne lui a pas faire prendre la grosse tête.
24H DE LA VIE D’UN MOF : PIERRE GAY
Raconte-nous ta journée type?
5h02 (je n’aime pas les chiffres ronds, du coup mon réveil est réglé sur cette heure-ci depuis 30 ans) : lever, douche, café (mais je ne mange rien au petit déjeuner)
5h45 : J’arrive sur place à la boutique, je fais le plan d’attaque
6h : gestion des commandes pro (arrivées dans la nuit), lancement des fabrications (yaourts, crèmes caramel,…)
8h : ouverture aux clients, c’est moi qui sert les plus matinaux et je peux continuer la vente plus ou moins toute la matinée
9h : commandes producteurs et fournisseurs (~toutes les 2 semaines pour chacun). En règle générale, elles sont concentrées sur le Mardi-Mercredi
10h : livraisons sur Annecy (à pied, en triporteur, en camionnette)
11h : soin des fromages et affinage
12h : fin des fabrications
13h20 : je mange
14h30 : je quitte la boutique. Sieste
15h-18h : administratif (bon, pas tous les aprem) / rendez-vous extérieurs
18h : uniquement le samedi ou les grosses journées, je reviens en boutique pour les 2 dernières heures
19h : fermeture, moi je gère le nettoyage de la partie crémerie, la to-do du lendemain
20h : repas en famille
22h : au lit, j’ai arrêté les écrans et repris le goût de la lecture de romans. En ce moment je lis Nouvelle Babel (Michel Bussi). Dodo !
Evidemment toutes les journées ne sont pas comme ça. Régulièrement je pars une journée, en particulier pour aller visiter les producteurs. Globalement, je les rencontre une fois par an chacun.
Et le Dimanche, on est fermé, repos !
La question qu’on se pose tous – bon, au moins moi -, faut-il obligatoirement se lever aussi tôt pour faire les choses aussi bien que Pierre ? C’est son rythme à lui, il l’apprécie et il est un peu imposé par la gestion des commandes pro arrivées dans la nuit qu’il faut pouvoir envoyer tôt le matin (mais cela pourrait probablement se gérer autrement). Mais ne vous dites pas que c’est obligatoire si vous voulez faire le même métier (j’entends déjà les anciens crémiers-fromagers à la dure me tomber dessus en me disant que je suis un utopiste !).
PIERRE REVELE TOUT
Pierre, on aimerait révéler un peu à ceux qui nous lisent les dessous du métier de crémier-fromager. On va donc te cuisinier un peu, en particulier sur les chiffres.
Pierre, pour t’assurer que ce n’est pas un guet-apens je révèle autant de chiffres que toi pour Monbleu ! Et ça donne un élément de comparaison.
Combien de fromages as-tu dans ta gamme ?
170 actifs (en vente) à un moment donné et 220 qui tournent sur l’année.
Chez Monbleu, 100 actifs / 150 sur l’année. On peut parler d’une « crèmerie-fromagerie » à partir de 50 fromages différents et certaines ont jusqu’à 400 références (c’est rare).
Comment sélectionnes-tu ces fromages ?
Déjà, j’ai un territoire de prédilection : les Alpes & Jura (France + Suisse) représentent 70% de mes ventes (en volume). Ma gamme reste relativement stable, c’est le reflet d’une fidélité installée avec les producteurs. Mais il y a toujours des nouveautés avec des nouveaux producteurs qui viennent à moi. Je pars encore en recherche. Le mois dernier j’ai par exemple sélectionné un nouvel Abondance du Gaec Barbossine à Chatel (Haute-Savoie).
Donc, sur mon territoire je « maîtrise », sur les autres régions je m’appuye beaucoup sur le « Cercle des fromagers » (un club de 15 collègues fromagers répartis aux quatre coins de la France et Belgique) pour connaître et sélectionner les producteurs.
Quel est ton circuit d’approvisionnement ?
J’ai 2 circuits.
Le Principal : direct producteur (soit le producteur me livre directement soit je commande auprès du producteur qui va livrer un logisticien qui regroupe les producteurs et me livre en une fois) = 80% en volume (50% en nombre de références).
Circuit secondaire : deux grossistes (Gratiot, SCAPA) = 20% en volume (50% en nombre de références).
Chez Monbleu, c’est la même organisation. Direct producteurs = 70% en volume (avec un recours plus important au regroupement logistique, qui a du sens car les volumes approvisionnés sont globalement moins importants que ceux de Pierre) / Grossistes (Gratiot, Fromi) = 30%.
Raconte-nous une histoire avec un de tes producteurs ?
Il y a cette longue « histoire d’amour » avec Thérèse Favre, cette agricultrice unique en son genre qui portait un t-shirt ACDC et travaillait à l’ancienne avec énormément de générosité. Je lui rendais visite chaque semaine en récupérant les fromages. Depuis elle a pris sa retraite.
Quand j’étais en Auvergne, j’ai été fasciné par la production des Salers dans les burons. Les conditions de travail et d’hygiènes sont inimaginables et pourtant leur fromage est le meilleur.
J’ai eu également la chance de rencontrer Marie-Jo et Guy Chambon, derniers producteurs de Salers tradition (fromage Salers avec du lait de vaches Salers) en buron au col de Nérone, franchement incroyable et vous pouvez voir ça ici (pour éviter tout confusion, la vidéo n’est pas de moi !)
Tu nous révèles ton chiffre d’affaires ?
Sur cette dernière année : 1,8 M€ de CA HT. J’ai compté ça représente environ 50 tonnes de fromage sur l’année !
En croissance de 10% sur 1 an ; ~+50% en 5 ans. Ce n’était pas du tout à ce niveau il y a quelques années : 336 K€ en 2006 (maintenant c’est mon CA du mois de Décembre seulement), 800K€ en 2014.
Pour comparaison, la fromagerie de Monbleu réalisait 400K€ de CA en année 1 et 570K€ de CA en année 4 (la dernière).
Sur une journée ça représente quoi ?
Une journée normale c’est entre 3000€ (début de semaine) et 7000€ (samedi) de CA.
Le ticket moyen est de 32€ en semaine et monte à près de 50€ le samedi. Donc un samedi c’est environ 150 ventes.
Le record chez Pierre, c’est 30 000€, le 23 Décembre 2021. Chez Monbleu le ticket moyen est plus faible, 25€ (moyenne sur toute la semaine), un peu plus que la moyenne des crémiers fromager parisiens (24€).
Et donc au final, combien ça gagne un fromager ?
Un vendeur en fromagerie (sans responsabilité de manager) gagne chez nous entre 2000€ et 2500€ brut par mois.
Chez Monbleu, entre 2100 et 2400€ Brut. La moyenne nationale est 2000€ Brut.
Moi je me verse un salaire de 6000€/ mois et la société réalise cette année un résultat net d’environ 200K€ (11% du CA HT). Ce résultat est simplement réparti : 1/3 pour l’actionnaire, 1/3 pour les employés, 1/3 en réserve dans la société.
Le Résultat de la fromagerie de Pierre cette année est tout à fait exceptionnel, incomparable à toute autre fromagerie. En premier lieu, car à peu près aucune fromagerie ne réalise un chiffre d’affaires si important. La rentabilité est aussi assez exceptionnelle car Pierre et sa femme Sophie travaillent des longues heures, d’autant plus cette année où ils ont vraiment manqué de personnel. Par ailleurs, comme Pierre est propriétaire de l’immobilier du fond de commerce, le loyer est plus faible que d’ordinaire. Pour Monbleu, Résultat Net Fromagerie = 35K€ (6% du CA HT).
Vous êtes combien à travailler dans ta fromagerie ?
11 temps pleins quand on est au complet (y compris Sophie et moi).
Dans la profession, un ratio classique d’une fromagerie qui fonctionne bien est 1 salarié pour 150K€ de CA annuel (1 salarié pour 160 K€ de CA chez Pierre). Chez Monbleu : 3 salariés + un mi-temps (1 salarié pour 160 K€ de CA également)
Tu recrutes facilement ? Comment ?
Non, c’est très dur de recruter, en particulier à Annecy où la proximité de la Suisse impose une concurrence sur les salaires qu’on ne peut absolument pas suivre.
Beaucoup de jeunes sont intéressés par le métier mais beaucoup se dirigent vers les laiteries urbaines, la nouvelle mode, ou bien ont le projet d’ouvrir leur propre boutique… Du coup de plus en plus je recrute des personnes qui ne sont pas du métier et je les forme.
Quel conseil donnerais-tu à un jeune qui envisage ce métier ?
Si tu es passionné tu y arriveras. Bon et puis si en plus tu te lèves un peu tôt, tu y arriveras encore mieux 😉
Pierre sort de quelques mois difficiles avec une équipe qui n’a jamais été complète. Il est quelque peu remonté contre une génération qui selon lui n’imagine pas que le travail exige certains efforts. Depuis, il a recruté Paul, un jeune talentueux et travailleur de 22 ans, qui, lui, se lève à 5h du matin également ! Pour autant, j’insiste, ne pensez pas que se lever tôt est l’unique clé de la réussite.
Ton pire et ton meilleur moment dans ce métier ?
Le pire : L’hécatombe du Covid dans mon équipe en Décembre 2021, au final on a fait la journée du 23 Décembre à 3 vendeurs au lieu de 8…c’était très très dur pour nous 3 présents !
Le meilleur : le jour de ma réussite au concours de MOF j’ai vu mon père danser dans la rue avec les drapeaux bleu blanc rouge. Un pur moment de bonheur.
Commentaires : 7
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Denis
merci pour ce beau partage ;-)
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Marie Burgaud
Whaou quel épisode ! Très intéressant de découvrir le quotidien de Pierre Gay, une source d'information pour moi qui suis actuellement en reconversion pour devenir crémière fromagère. Merci beaucoup !
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Thierry
très interessant, et notamment les chiffres, j'ai moi même un restaurant français à Munich Allemagne et je suis passionné par les fromages, j envisage une création d'un comptoir à fromages, merci pour le reportage
alain koegler
La joie d'entreprendre racontée avec le sourire d'un homme qui sait de quoi il parle .